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Texte personnel paru in Le monde nu, 2021

Monde un, monde nu

Les nuages entrent dans mon horizon. Ils ne viennent pas d’ailleurs, de la vallée, mais émanent des pentes mêmes. L’eau qui les forme était contenue dans la terre. Ils sont la montagne, tout autant que les roches, bien que des mots différents les aient tenus longtemps séparés dans mon esprit.

À rester au contact des phénomènes, ma peinture en garde la trace, presque malgré moi. Je vois l’image se révéler sur le papier, comme un photographe voit apparaître, au sortir de la chambre noire, ce qui avait échappé à son attention au moment de la prise de vue. Longtemps les nuages m’ont gêné, en me cachant mon sujet, parfois des jours durant. Je ne les voyais pas. Ils étaient pourtant là, indéniables, ne me laissant pas d’autre choix que de les accepter. La physique – c’est-à-dire la nature – impose sa loi. Désormais le mouvement des nuages et des brumes constitue avec la stabilité des massifs rocheux un contraste élémentaire pour moi, une matrice.

Changements continuels dans la répartition des masses noires et blanches. Je rentre dans le rythme de la formation des brumes, de leurs déplacements, de leur disparition. J’accepte parfois de ne plus rien voir, ou que le dessin ne corresponde plus à ce que j’ai sous les yeux. Je dois remettre en question les formes ébauchées sur le papier encore humide. Une nuée blanche mange le versant qui me fait face, je transforme à nouveau la roche sombre en une bande de lumière. Les éléments sont entremêlés si intimement au sein du relief, que les registres habituels auxquels on les cantonne parfois – l’air en haut, la terre en bas – doivent être défaits, et tissés en un motif unifié, où lithosphère, atmosphère et hydrosphère se trouvent entrelacées. Reprendre sur le métier l’étoffe que les mots ont déchirée, dont ils ont isolé les fils. Le monde un.

Ces brumes qui voilent et dévoilent le motif, comme l’obscurité qui vient, me rendent plus présent ce qui va disparaître. Lorsque la nuit engloutit les formes qui m’entourent, je sens monter l’urgence à saisir les derniers accords colorés, la puissance des masses noires. Les tirer du mystère dans lequel elles s’abîment. Je distingue encore une nuance infime : pour lui donner corps, je dois pousser ma perception hors de ses retranchements ; faire reculer le seuil vacillant entre rien et quelque chose ; palper du regard la matière indicible ; en chercher à tâtons le contour fuyant. Ce contact est sensuel, et dépasse la simple vue.

La nuit assombrit la vallée mais l’éclaire d’une lumineuse évidence qui m’avait jusqu’alors échappé. Tout se simplifie. L’espace devient vibrant, tactile. Face à moi un gris ou un noir presque uniforme, et pourtant je sais qu’en lui le monde vrombit.

Je ne peux pas pré-voir une montagne, ni un nuage. La pré-vision sait déjà ce qu’elle regarde, mais ici comment pourrais-je savoir ces millions de roches, ces chaos, ces plissements complexes ? Comment pourrais-je connaître l’audace de ce long nuage, qui raye la nuit d’un trait violet ? Formes et couleurs étrangères à ma mémoire – inconnues – avec lesquelles il me faut établir un contact.

Je peins les grandes gouaches noires à plat, sous la pluie, parfois sous la neige. L’eau bat le papier, en imprègne les fibres, inonde l’ensemble de sa surface. Quand il neige, c’est un manteau blanc qui le recouvre. La feuille se déforme parfois, mon image bouge : les pigments se répandent en diffusions, le vent détache un coin et risque d’emporter tout le papier. Une lutte s’engage sur plusieurs fronts, entre lesquels je dois me partager. Il faut que j’arbitre dans l’urgence, et tranche : protéger ici cette réserve blanche d’une coulure qui va en éteindre l’éclat, ou bien effacer là le piquetage produit par l’impact des gouttes. Pendant ce temps, la pluie continue de marquer et délaver l’ensemble de la peinture ; le nuage a déjà changé de forme. Dans les airs et sur le papier : un monde d’eau en mouvement.

Météores précipités sur la peinture – la pluie, la neige, la grêle altèrent l’image et l’éloignent des formes extérieures. Pourtant c’est bien dehors que je peins, avec le désir d’en saisir quelque chose. Mais le visible se dérobe ; il va m’échapper. Mes actions s’intensifient, je m’élance vers lui, m’oublie dans la course. C’est cet élan qui importe.

Si le plus souvent je garde le cap de ce qui est nuage et de ce qui est roche ; si je maintiens le grand rapport sur la feuille ; si je me bats pour conserver la lumière à tel endroit, pour foncer tel autre, je suis contraint d’accepter aussi que certains détails m’échappent. Expérience des limites dont la montagne est la garante. Mon dispositif m’assure de ne pas tout maîtriser.

Ces artefacts aléatoires avec lesquels je dois composer se substituent à certains de mes gestes. Les éléments marquent la peinture de leur être propre. Alors même qu’aucun souci de figuration ne les anime, ils la constellent d’une infinité de traces qui en nourrissent la matière et disent mieux que je ne saurais le faire la texture de cette roche nerveuse, l’épaisseur même de l’air, le rythme serré de cette forêt pentue. Lorsque l’eau gèle dans la fibre du papier, la gouache se divise en infimes particules comme les sels d’argent d’une préparation photographique ; lorsqu’elle gèle à sa surface, elle cristallise en arabesques végétales. La nature s’incarne elle-même, à son insu ; elle pose sa main aveugle sur la feuille que je lui présente. Il m’arrive de penser que je deviens son assistant, comme l’est un photographe lorsqu’il expose une pellicule à la lumière pour qu’elle y laisse son empreinte. La nature est à la fois ce qui peint et ce que je peins : le peintre et le sujet, le moyen et le but.

Entre le monde extérieur et le monde intérieur, une simple feuille blanche, sur laquelle ils se projettent tous deux. De part et d’autre, le ciel peut s’exprimer. D’un côté, au sens le plus simple - météorologique ; de l’autre, au sens plus métaphorique que lui donne le taoïsme : laisser agir en moi l’instinct plutôt que la raison. Suivre mes pentes naturelles, auxquelles ces versants sombres et la brume lumineuse du creux de la vallée semblent bien correspondre. Je me précipite vers le visible si le chemin est raide, le laisse lentement se condenser lorsque le sentier s’adoucit.





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Je ne pars pas peindre ailleurs. Si je fuis les villes pour peindre le monde, c’est qu’elles ont déjà fui le monde – tout en restant à sa surface. La montagne est un ici premier. J’y observe le système primordial, dont les lois pèsent sur moi comme sur toutes choses terrestres : inertes ou vivantes, infimes ou gigantesques. J’observe le monde minéral d’où nous provenons pour en sentir la mécanique subtile, comme un préalable à la compréhension de celle – plus complexe – qui nous régit. Poussées, érosions, souffles, reflux, condensations, évaporations, c’est bien ce dont nos villes et nos humeurs sont faites. Le ruissellement du sens commence en amont.

Pas d’arrière-pensée, pas de second degré, pas d’ironie. Débarrasser un temps l’esprit de ces armes qui sont lourdes à porter. Elles ne défendent contre rien, ici : ce nuage n’est pas risible, ce vent n’est pas grotesque, cette pierre n’est pas bouffie d’orgueil, ce torrent n’a pas mal agi.

Je découvre le monde nu, débarrassé des affects, des visages, des mots, des villes, des routes. Nu, et pourtant encore voilé dans une brume ou l’épaisseur de la nuit. Corps préhumain, corps sauvage, corps étrange qu’il s’agit d’apprivoiser – à moins que ce ne soit moi qui m’ensauvage.





Texte personnel produit pour l’exposition Derrière la brume, 2019

Je travaille in situ, en haute montagne. J’y monte avec mon matériel – gouache, huile, aquarelle – pour y installer mon « grand atelier ». Là-haut, ma vie est simple : esprit et corps sont tout à mon projet. Dans ce monde pré-humain, les éléments m’ enveloppent des jours durant de leurs présences silencieuses.

La montagne est mon motif : au double sens de ce qui me met en mouvement et de la forme que je répète et décline. Vallées emplies de vide ; versants érodés par le ruissèlement ; entrelacement des roches, des glaces et des brumes constituent mes sujets. Je travaille tantôt en lavis de gouache noire sur papier – technique qui me permet de me confronter à l’impermanence des nuages de par sa malléabilité –, tantôt à l’huile sur toile ou à l’aquarelle pour la couleur. Je peins aussi lors de randonnées hivernales, cherchant alors le gel de l’eau dans le papier.

Dans l’ensemble du monde visible, je cherche à saisir les fragments qui font écho en moi : tel nuage vibrant suspendu au cœur de la vallée ; tel espace lumineux à la tombée du jour, encaissé entre des parois déjà noires ; telle masse rocheuse sûre de sa puissance et frontalement offerte à la vue, telle douce conque dessinée par le relief. Ces formes me sont déjà familières comme si ces montagnes dressées, ces vides béants, étaient en réalité la matérialisation de mon relief intérieur, la maquette visible de ma structure enfouie.

La pensée de Merleau-Ponty me frappe de plein fouet : « Qualité, lumière, couleur, profondeur, qui sont là-bas devant nous, n’y sont que parce qu’elles éveillent un écho dans notre corps, parce qu’il leur fait accueil ». Cézanne dit la même chose à sa façon : « La nature est à l’intérieur » ; Alexandre Hollan à la sienne : « Je suis ce que je vois ». J’en fais l’expérience à chaque session de travail.





Texte personnel paru in Autour d’Alexandre Hollan, 2018

À regarder de près le chaos, je constate des tendances, des rythmes qui le constituent, dont la récurrence ou l’évidence commencent à dessiner des schémas, c’est-à-dire des formes soumises à une évolution régulière, à des règles. Mon attention dégage un ordre de la gangue chaotique qui ordinairement le recouvre. En cela mon but est proche de celui des scientifiques, desquels je diffère cependant par la méthode et les moyens. Lorsque je dis que « je ne suis pas géologue », je veux dire par là que ma recherche d’ordre ne se limite pas aux informations contenues dans la sphère de la géologie uniquement, je n’y cantonne pas mon regard. Il peut m’arriver de m’intéresser à une coulée, de projeter mentalement une estimation de sa masse, l’aspect du fractionnement de la montagne, mais cela ne sera jamais poussé en une enquête scientifique. Ce que je cherche à sentir – ce qui aiguille donc mes sens, et les aiguillonne –, c’est la puissance de la Terre et, à travers elle, celle du Cosmos. J’alimente le dessin de quantité de perceptions, de phénomènes observés, mais aussi des projections conceptuelles dont mes sujets me renvoient le reflet. Ces dernières me permettent – entre autres – de doubler l’immensité de l’espace qui m’est offert à la vue d’une immensité temporelle : mon corps était déjà petit dans l’espace, le voilà petit dans le temps. Mes projections enrayent le processus scientifique du fait de l’action de la subjectivité. En cela je ne peins pas uniquement ce que je vois au dehors de moi, mais ma vision elle-même. Je suis phénoménologue.





Texte personnel paru in Le Grand Atelier, 2016

Cette petite ligne presque invisible qui se dessine sur le flanc de la montagne embrumée, je sais qu’il me faudrait peut-être quatre heures de marche pour l’arpenter, une fois à son pied ; ou peut-être même s’agit-il d’un ravin infranchissable. Et ce microscopique point plus sombre dans le versant éclairé à contre-jour, je sais qu’il correspond probablement à un bloc énorme, à la forme irrégulière. Il en va de même pour l’ensemble des éléments qui constituent la montagne : leur apparence simple de loin recouvre une topographie complexe. Les formes des masses rocheuses – si réduites par la perspective qu’elles logent dans une petite feuille de papier – dépassent en réalité les capacités même de mon cerveau à les concevoir. Ce sont des millions, des milliards, une infinité de ressauts, d’anfractuosités, de sillons. Mon pinceau, mon bras, mon esprit sont chargés de ces pierres innombrables éprouvées lors des longues marches.

La brume rend la distance plus évidente en interposant entre le motif et moi des couches atmosphériques successives. Elle matérialise l’espace, rend sensible la corporéité de l’air, et ainsi facilite l’accès à la sensation d’une grande unité des éléments. L’air et la terre sont composés des mêmes atomes, sur ma palette ils le seront des mêmes pigments, sur le tableau des mêmes touches.

Être désemparé devant la complexité du motif pour lâcher prise. Ne pas même tenter de comprendre, mais sentir. La nature sauvage me fournit ces conditions :
l’intrication y est telle que je ne sais plus rien – je ne suis pas géologue. Je n’ai plus d’autre solution que de croire ce que je vois, d’accepter une vérité des phénomènes.

Cette vague d’inconnu qui me submerge me place dans une condition humble : je ne suis pas le maître. Ce sentiment de ma petite échelle – commun à la marche et à la peinture – m’humilie au meilleur sens du terme, celui d’un retour à l’humus : appartenir à la terre, faire corps avec elle.